Melville, Herman

J’adore me faire raconter des histoires, aussi mes amies m’offrent-elles souvent des albums illustrés. Je savais que j’allais être comblée en déballant mon dernier cadeau, le très grand album (qui fait 38 cm x 26 cm) Bartleby le scribe, et en me laissant porter par le texte du redoutable conteur qu’est Herman Melville (Moby Dick) illustré superbement par Stéphane Poulin dont je suis une fidèle admiratrice.
Souvent avant de lire le texte d’un album, pour me préparer à savourer le récit qu’on me fera, je regarde toutes les images. Comme à son habitude, Stéphane Poulin est au sommet de son art. Ses illustrations ne sont pas de simples dessins, ce sont de véritables tableaux. Une galerie de personnages pittoresques dont chaque détail nous fait comprendre les caractéristiques et le tempérament. Les images pleine page aux teintes sobres nous font saisir « l’ambiance froide et morne d’un bureau de copiste. Les couleurs sombres et les angles de vue expriment avec force la douleur, la rage ou encore la solitude des personnages ». (1)
Stéphane Poulin devient un véritable cinéaste en proposant des vues en plongée, en contre-plongée et en très gros plans. Cette galerie de portraits nous donne à admirer les traits de chaque personnage au regard si expressif. Parfois, une page insérée parmi les autres plutôt sombres fait jaillir de vives couleurs tels le rouge écarlate de la chambre à coucher, le jaune éclatant de la prairie ou le vert tendre des murs de ce triste bureau de notaire. Les traits réalistes et poétiques de l’illustrateur nous aident à comprendre le désarroi, le silence et l’immobilité que décrit avec élégance Herman Melville.
En analysant chaque tableau surgissent une multitude de questions. Je me lance alors, bien avant de connaître le véritable récit, dans l’élaboration d’une histoire de mon propre cru.
- Qui est ce personnage sur la page couverture ? Il est vêtu d’une redingote et d’un pantalon froissé, il se tient immobile et contemplatif dans une pièce dénudée où seul un papier froissé gît sur le sol. Son chapeau haut de forme est posé sur le tablier de la cheminée et il est isolé dans cette pièce vide ayant comme seul décor les murs aux multiples nuances de verts : vert opaline, vert-de-gris, vert d’eau.
- Pourquoi cette table, qui semble être une écritoire, est-elle penchée ? Pourquoi les papiers virevoltent-ils ainsi? Peut-être y a-t-il eu une tornade ?
- Quel est l’objet de cette dispute puisqu’un dodu monsieur montre les poings ? Une affaire de cœur est-elle sous-jacente à cette altercation ?
- Pourquoi ce clerc de notaire se tient-il debout immobile devant son écritoire, la plume derrière le dos dans ses mains croisées ? Il attend peut-être quelqu’un puisqu’il regarde par la fenêtre.
- Quel drame habite ce vieil homme qui se tient la tête entre les mains, l’air effondré. Y aura-t-il un drame dans cette histoire ? Un décès ?
- Que fait cet homme chapeau et plume à la main, les pieds dans une mer agitée où flotte un joli paravent vert. Est-ce un cauchemar ?
- Qui habite cette charmante maison au bord d’un lac au bout d’un joli chemin d’une campagne toute dorée ?
- Pourquoi a-t-on arrêté cet homme et pourquoi est-il ainsi, gisant au fond d’une cellule aux murs gigantesques, comme au fond d’un puits ? Est-il le même homme que sur la page couverture ? Je pense bien que oui, il me semble reconnaître ses souliers.
Ayant feuilleté le livre et regardé toutes les illustrations avec attention, me voilà prête à me faire raconter la vraie histoire, celle qu’a écrite Herman Melville. J’ouvre à nouveau le livre, pour lire le texte de cette nouvelle et entrer dans un univers mystérieux narré par un vieux notaire qui se dit lui-même « un homme de loi sans ambition ». Il sera le narrateur qui nous conduira à travers le récit de son copiste Bartleby, un personnage complexe que son patron décrit comme « un jeune apathique […] d’une propreté blême, d’une pitoyable respectabilité, d’un incurable désarroi ». Un employé d’abord modèle, mais qui refusera par la suite de collaborer, qui répondra aux demandes incessantes de son supérieur par des phrases laconiques telles que : « Je n’aimerais mieux pas… » Un livre « dans lequel le travail servile s’oppose au rendement, le silence à la parole, l’action à l’inaction. […] une révolution passive » (2) qui exaspère le vieux notaire.
Je m’interdis de vous révéler quoi que ce soit. Je vous souhaite de lire seulement quelques pages par jour de ce texte dense et complexe, simplement pour faire durer le plaisir et savourer tous les admirables tableaux de Stéphane Poulin.
1. Marie Fradette, Billet Sophie lit, 4 août 2016.
2. Marie Fradette, op. cité.
Titre original : Bartleby, the Scrivener
Membre : Monique L. de Cookshire-Eaton
Melville, Herman. Bartleby le scribe, Éditions Sarbacane, 2013, 60 pages.