Carroll, Lewis

Il m’arrive parfois de laisser mes mains parcourir les étagères de mes bibliothèques, les yeux fermés, et de prendre le livre là où ma main s’est arrêtée. Cette semaine, c’est sur l’album des œuvres de Lewis Carroll, publié dans la collection de la bibliothèque de la Pléiade, que le hasard m’a conduite.
J’ai donc lu, avec grand plaisir, le texte intégral d’Alice au pays des merveilles que j’avais lu en version abrégée étant enfant, en consultant cette fois les annotations de Jean Gattégno. Celui-ci fait la genèse de cette histoire que Carroll raconta aux trois fillettes Liddell en 1862 lors d’une randonnée en barque et qui est d’abord parue sous le titre Les Aventures d’Alice sous terre. Vous connaissez sans doute l’histoire : Alice somnole auprès de sa sœur au cours d’une chaude journée d’été et suit, jusque dans son terrier, un lapin blanc qui lui apparaît soudainement. Elle tombe littéralement dans un univers étrange peuplé de personnages et d’animaux bizarres. Alice Liddell implore l’auteur d’écrire le conte. Il lui remet le manuscrit en 1863. Il sera par la suite publié à compte d’auteur puis illustré par John Tenniel en 1865. Dans l’édition de la Bibliothèque de la Pléiade, on peut voir ces illustrations à l’encre.
Jean Gattégno offre des clefs pour la lecture de ce roman d’un registre fantastique. D’après lui, il a existé plusieurs écoles de pensée pour analyser ce livre. Selon l’une d’elles, charme du roman réside « dans la légèreté, sa fantaisie, son caractère précisément enfantin qui interdit qu’on y cherche quelque chose qui pèse ou qui pose ». Cette école de pensée a régné jusqu’en 1930. Par la suite, on a appliqué une grille de lecture psychanalytique selon laquelle « les textes traitent si manifestement de la croissance qu’il n’y a pas de risque à les lire en termes freudiens ».
Suivront plusieurs pistes d’analyse jetant sur l’œuvre une lumière neuve « en la rattachant à la personnalité de l’auteur », ce qui fait que « sans doute est-il impossible aujourd’hui de ne pas chercher à lire autre chose et plus qu’un délicieux conte de fées » affirme Gattégno.
La tradition victorienne voulait que les écrivains transmettent un message. Quel serait donc, selon Gattégno, celui de Lewis Carroll dans Les Aventures d’Alice au pays des merveilles ? La première clef de cette œuvre est qu’Alice « découvre le monde des adultes et le lecteur découvre le monde de l’enfance », celui d’une petite fille anglaise de bonne famille et aux belles manières. Ce monde adulte « abrité derrière le paravent du nonsense, découvert par Alice, est « présenté dans son absurdité foncière, son recours permanent à la violence et son injustice naturelle ».
Alice découvre ce monde adulte à travers une série d’épreuves qui constituent autant de contes dans le grand conte. Pour assurer sa survie, elle tient tête aux adultes représentés par des animaux et autres personnages autoritaires. De ce fait, selon Gattégno, Carroll présenterait ainsi l’enfant comme anti-adulte, « rebelle par nécessité » qui a besoin « de s’assurer le contrôle du monde qui l’entoure et ses aventures sont, à cet égard le récit d’une maîtrise progressivement acquise ».
L’analyse de Gattégno datant de 1990, je souhaitais consulter une interprétation plus récente. Celle de Jean-Philippe Depotte, diffusée sur YouTube en 2016 dans le cadre de sa série Alchimie d’un roman. Depotte propose une lecture selon quatre éléments :
- Le style parlé puisqu’on a l’impression que le conteur est devant nous et qu’il nous interpelle, un style paré de jeux de mots « alambiqués ».
- La fiction où l’imagination est débordante, presque surréaliste, 50 ans en avance. C’est-à-dire « un récit qui n’a ni queue ni tête ».
- Le milieu que décrit ce roman : un milieu imaginaire où la créativité n’a aucune limite.
- Le message qu’il véhicule : « Sachez en toute circonstance garder votre âme et votre regard d’enfant. »
Tout comme chez Gattégno, pour Depotte, cette œuvre est un roman d’apprentissage et raconte surtout comment un enfant entre dans un univers adulte où les personnages parlent comme des adultes, « utilisant des mots compliqués ». D’ailleurs, Alice trouve que « ces créatures aiment à vous donner des ordres et à vous faire réciter des leçons ».
Mais que peut-on apprendre en lisant Alice au pays des merveilles selon Depotte ? D’abord qu’il faut raisonner correctement et prendre l’habitude de réfléchir. Carroll nous dit essentiellement d’utiliser la logique et le bon sens pour régler les problèmes.
Le second message, selon Depotte, est que le monde des adultes est illogique et en cela, Carroll critiquerait la société victorienne de son époque. Une société rigide faite de conventions sociales strictes, la royauté et ses protocoles ridicules, l’école où on ne fait que des récitations et certainement la justice, lors du procès final dont « le jugement est décidé à l’avance et la punition est disproportionnée par rapport au délit ». Il attribue l’extraordinaire succès de ce roman à sa liberté, sa créativité, sa fantaisie et son exotisme.
Marie-Adrienne Carrara, dans son blogue du 21 février 2016 intitulé Analyse d’un roman, affirme que ce livre est encore au goût du jour, qu’il a eu un succès colossal et international et que depuis sa parution, 3 855 éditions ont été réalisées et publiées en 70 langues.
Par ailleurs, on sait que ce livre a inspiré plusieurs films, comédies musicales et albums illustrés. Je pars donc à la découverte de certaines œuvres dont les auteurs ont puisé leur inspiration dans le roman de Lewis Carroll. À suivre !
Membre : Monique L. de Cookshire-Eaton
Carroll, Lewis. Alice au pays des merveilles, Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1968, 1990, 1983 pages.